La signature du « Manifeste pour une frugalité heureuse et créative » par l’Association nationale des architectes des bâtiments de France » fut une grande joie pour le Mouvement de la frugalité heureuse. L’ANABF rejoignait l’Académie d’architecture, le Conseil national de l’Ordre des architectes, le Syndicat de l’architecture, le réseau des Maisons de l’architecture, la Green Cross, quelques CAUEs, des écoles d’architecture nationales et étrangères, et autres réseaux, ou encore le PUCA.
À juste titre, en janvier dernier, son président Fabien Sénéchal évoquait les points de convergence entre l’action quotidienne des architectes des bâtiments de France et les objets du manifeste :
- « Frugalité pour le territoire en questionnant la ville déjà-là et en faisant de la réutilisation du bâti existant un levier de reconquête des centres anciens ;
- Frugalité en technicité en adaptant les interventions sur le bâti aux spécificités propres des édifices et en maintenant des compétences techniques nécessaires, non délocalisables, pour les mettre en oeuvre ;
- Frugalité en matière en promouvant l’utilisation de matériaux locaux et le développement des filières nécessaires à des interventions adaptées à l’écologie de notre patrimoine bâti ;
- Frugalité en énergie, enfin, car l’objet de toutes nos intentions se concentre sur la pérennité des ouvrages et sur leur usage, qui ne peut s’imaginer sans leur rénovation énergétique responsable, renouvelable, et respectueuse de leur environnement propre »1 .
Frugalité ou/et sobriété
En décembre 2017, le dérèglement global n’était plus une hypothèse, la considérable responsabilité des bâtisseurs commençait enfin à être reconnue, les politiques faisaient des promesses qu’ils continuaient à ne pas tenir. Avec Alain Bornarel et Dominique Gauzin-Müller, amis de longue date, engagés depuis plus de trente ans dans l’écoresponsabilité par des voies concourantes (projets, réalisations, enseignements, expositions, livres), nous voulions « faire quelque chose de plus pour que ça change ».
Il s’agissait de rassembler les bâtisseurs autour d’un récit porteur de sens, dès à présent, et pour l’avenir. Même si nous ne voulions pas faire un manifeste de plus, la forme déclarative s’est avérée à propos : « assumant leur responsabilité dans le dérèglement global, les bâtisseurs proposent de se rassembler pour la défense de la vie dans le partage des savoir-faire avérés afin d’agir mieux avec moins ». La « frugalité » donne tout son esprit à ce manifeste.
Nous avons choisi « frugalité » et non pas « sobriété ». Pourtant nos proches amis des associations négaWatt et des Colibris avaient promu « la sobriété énergétique » pour les premiers, et « la sobriété heureuse » pour les autres2 . Depuis 2001, l’Association négaWatt mène un travail essentiel pour réussir une transition énergétique, basée sur la sobriété énergétique, l’efficacité énergétique et le recours aux énergies renouvelables ; depuis lors, elle nourrit le débat politique national par ses scénarii successifs3 . Depuis 2007, le mouvement des Colibris encourage chacun à faire sa part pour enclencher une transition écologique et sociétale. « Faire sa part. Ensemble », d’écolieux en groupes locaux, ouvre à une planète de convivialité, proche des propos d’Ivan Illich4 .
Nous sommes nourris de leurs apports. Frugalité et sobriété partagent bien des sens. Initialement, la sobriété est le « tempérament dans le boire & le manger, ou pour mieux dire, dans la recherche des plaisirs de la table »5
, elle est « 1° Tempérance dans le boire et le manger. 2° Modération, retenue »6
. De nos jours, elle ne s’adresse plus seulement à l’individu et à sa santé, elle s’adresse au corps social et sert à critiquer la société de consommation ; le monde était une grande table abondamment garnie, il ne l’est plus. Mais à présent, alors que nous sommes au premier quart du XXIe siècle, la sobriété ne peut pas porter un projet d’avenir désirable, de ré-enchantement du monde, pour fédérer la société civile et les bâtisseurs. Son acception contemporaine en est la raison. Depuis les écrits d’Illich sur « l’ivresse joyeuse de la sobriété choisie » dans les années 19707
, depuis
la création des négaWatts et des Colibris au début des années 2000, le monde politique et économique s’est emparé de la sobriété et l’a transformée en injonction. Il faut moins consommer ! Moins d’énergie, moins de biens matériels, moins de déchets, moins de carbone, moins de béton, moins de climatisation qu’au siècle passé.
L’acception du philosophe romain Apulée nous a déterminé à retenir la « frugalité ». Frugal dérive de frux, le “fruit” en latin. La frugalité est « la juste récolte des fruits de la terre », « la provision de fruits », la moisson. Elle est bonne quand elle est mesurée, heureuse pour la terre, qui demeure indemne, et pour les êtres qui la font, justement contentés.
Les philosophes de la Révolution française établissaient déjà une différence entre « frugalité » et « sobriété » : « On entend ordinairement par la frugalité, la tempérance dans le boire et le manger ; mais cette vertu va beaucoup plus loin que la sobriété ; elle ne regarde pas seulement la table, elle porte sur les mœurs, dont elle est le plus ferme appui »8 . Dans les propos de Diderot et D’Alembert, c’est le Montesquieu de « L’esprit des lois » qui parlait : « L’amour de la démocratie est celui de l’égalité. L’amour de la démocratie est encore l’amour de la frugalité. Chacun devant y avoir le même bonheur et les mêmes avantages, y doit goûter les mêmes plaisirs, et former les mêmes espérances ; chose qu’on ne peut attendre que de la frugalité générale. »9 Qu’ils résument de la sorte : « cet amour de la frugalité bornant le désir d’avoir, à l’attention que demande le nécessaire pour la famille, réserve le superflu pour le bien de la patrie »10 .
L’actuelle frugalité des bâtisseurs relève de cette pensée politique de l’établissement humain, celle d’un nouvel humanisme amoureux de la vie. Annoncer que, de nos jours, elle serait synonyme de sobriété, revient à ne pas avoir lu les anciens, et à ne pas accepter la force actuelle de son propos, bien au-delà des seuls enjeux, mêmes légitimes, de sobriété énergétique.
Si la frugalité a été vue comme une vertu pour les uns, ou comme « un ménagement du plaisir, & non pas une abstinence de mortification »11 pour d’autres, elle est avant tout une leçon de la nature. Dans « Commune frugale. La révolution du ménagement »12 nous le disions ainsi : « La frugalité est créatrice. Elle renvoie à la culture au sens de la récolte 13 . Y recourir relève des leçons de la nature, oubliées par le Modernisme, si prométhéen, productiviste et consumériste. Revenons à la source de notre génie, cette libre expression de la nature en nous, qui est à l’origine de nos arts 14 . Inspirons-nous des cultures et de celles et ceux qui n’ont pas oublié. De maîtres de la nature, nous sommes devenus ses enfants prodigues. Nous revenons vers elle avec au front la responsabilité de ceux qui ont enfreint les limites d’une loi sacrée, celle de la vie. Nous nous sommes fourvoyés en oubliant la leçon du philosophe Francis Bacon : “On ne commande à la nature qu’en lui obéissant15 .” »*
Et nous ajoutions : « La frugalité est écologie. Au sens étymologique, c’est la manière dont la nature produit, avec sagesse et tempérance. Cette économie est écologie. En grec, oïkos logos, elle renvoie à l’ordre de la “maison”, que nous bâtissons ensemble, une et multiple à la fois, celle de la famille patricienne, de la cité, de l’établissement humain et de sa proche expression : la commune. C’est cette “maison commune” que nous essayons de reconstruire sur la planète abîmée dont nous avons la charge. Cette “commune” au cœur de laquelle nous habitons, soucieux de vivre ensemble dans la richesse de nos différences, selon des modes d’existence variés et divers régimes d’espace-temps. »
« La frugalité émerge du sol, elle ne descend pas d’une prétendue supériorité divine ou technocratique. Elle monte du genius loci, ce génie des lieux où s’agrègent les œuvres de la nature et le génie de l’humanité. Elle se déploie dans les milieux, suscite la rencontre avec ce qui est autre, d’où peut naître l’accord, et la synthèse créatrice. La dispersion et l’isolement modernistes sont porteurs de ségrégations. La multiplication illimitée des biens matériels n’a pas comblé cette perte de l’art de vivre dans l’échange et les biens communs. La frugalité heureuse et créative s’associe au partage. Partage de la Terre, de notre responsabilité envers l’urgence écologique et climatique, dans une économie de la mesure et de l’équilibre : celle de la vie même »16 .
Pour les bâtisseurs, reconnaître en la nature « notre source et notre ressource »17 est un changement radical de paradigme. Une transition ne suffira pas, une métamorphose s’impose. Y parvenir nécessite de dégager un point de vue ouvert sur notre présent, « nécessaire à toute prospective »18 . Dans « Pour sortir du vingtième siècle » écrit en 1981, Edgar Morin l’expliquait ainsi : « Le futur naît du présent. C’est dire que la première difficulté de penser le futur est la difficulté de penser le présent. L’aveuglement sur le présent nous rend ipso facto aveugles au futur »19 . En ce premier quart de XXIe siècle, alors que le monde déjà-là et son habitabilité préoccupent plus que tout, le réhabiliter, même le réparer, demande de savoir quel est ce monde dans lequel nous demeurons. Pour le redécouvrir commençons par l’aimer, quel que soit l’état dans lequel le Modernisme à l’agonie nous le laisse !
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- Lettre du 21 janvier 2022 de Fabien Sénéchal, président de l’Association nationale des architectes des bâtiments de France ↩
- Pierre Rabhi, Vers la sobriété heureuse, Actes Sud, Arles, 2010. ↩
- Association NégaWatt, Thierry Salomon, Marc Jedliczka, Yves Marignac, Manifeste NégaWatt, Réussir la transition énergétique, Actes Sud, Arles, 2012 ↩
- Ivan Illich, La Convivialité, éd. du Seuil, Paris, 2014, édition originale Tools for conviviality, Harper & Row, New York, 1973. ↩
- Denis Diderot, Jean Le Rond d’Alembert, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, cher Pellet, Imprimeur-Libraire, Genève, 1777, t. XXI, p. 209 & 210. ↩
- Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, Librairie Hachette et Cie, Paris, 1877, t. 2 D-H, p.1792 & 1793. ↩
- Le maire de Bordeaux Pierre Hurmic, élève de Jacques Ellul, emploie cette formule d’Ivan Illich. ↩
- Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, op.cit., t. XV, p. 508. ↩
- Montesquieu, De l’Esprit des lois, Chapitre III, Ce que c’est que l’amour de la République dans une Démocratie. ↩
- Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, op.cit., t. XV, p. 509. ↩
- Dictionnaire universel, français et latin, vulgairement appellé Dictionnaire de Trévoux, de l’imprimerie de Pierre Antoine, Nancy, 1740, t. III, p. 1070. ↩
- Mouvement de la frugalité heureuse et créative, Commune frugale. La révolution du ménagement, Actes Sud, Arles, 2022, p. 16. ↩
- “Culture”, du latin cultus, colô, colere qui veut dire “habiter”, “cultiver” au sens de “prendre soin” et d’”honorer les dieux, ce qui est sacré”, soit pour les stoïciens la nature même. ↩
- Emmanuel Kant, La Critique de la faculté de juger, § 46 : « la disposition innée de l’esprit par laquelle, la nature donne ses règles à l’art ». ↩
- Francis Bacon, Novum Organum, chez Adrianum Wijngaerde et Franciscum Moiardum, Leiden, 1620, Livre I, Thèse 3, p 1. ↩
- Commune frugale. La révolution du ménagement, op.cit., p. 16 ↩
- Philippe Madec, Mieux avec moins, Architecture et frugalité pour la paix. éd. Terre urbaine, Paris, 2021. ↩
- Edgar Morin, Pour sortir du vingtième siècle, Paris, Fernand Nathan, 1981, p. 321. ↩
- Ibid. ↩